Entraîner l’humanité vers l’avant – Matthieu RICARD (08/01/18)

Maria Shriver : De quelle façon la compassion peut-elle changer le monde d’aujourd’hui, selon vous ? Est-ce que nous en avons besoin plus que jamais ?

Matthieu Ricard : L’un des problèmes principaux à notre époque est de réconcilier les exigences de l’économie, la recherche du bonheur et le respect de l’environnement. Ces impératifs correspondent en fait à trois échelles de temps : court, moyen et long terme.

La compassion – l’intention d’éliminer la souffrance d’autrui ainsi que ses causes – si on l’associe à l’altruisme, c’est à dire au souhait d’apporter du bien-être aux autres, est le seul concept unificateur qui nous permette de trouver notre voie au sein de ces préoccupations si complexes. Si nous avons plus de considération pour les autres, nous avancerons vers une économie qui prend soin d’autrui. Nous aurons le souci d’améliorer les conditions de travail, la vie familiale et sociale ainsi que beaucoup d’autres aspects de notre existence, et nous nous sentirons concernés par le sort des générations futures.

Pour que les choses changent vraiment, osons adopter l’altruisme ! J’ose dire que l’altruisme véritable existe, qu’il peut être cultivé par chacun d’entre nous et que l’évolution des cultures peut favoriser son expansion. Il pourrait être enseigné à l’école, comme un outil précieux susceptible d’aider les enfants à développer leur capacité naturelle à la gentillesse et à la coopération. L’économie ne peut pas se contenter d’écouter seulement la voie de la rationalité et de l’intérêt personnel, elle doit aussi écouter celle du souci de l’autre et la donner à entendre. Osons prendre sérieusement en compte le sort des générations futures et changer notre façon d’exploiter la planète aujourd’hui, car ce sera celle qu’elles habiteront demain ! J’ose dire que l’altruisme n’est pas un luxe mais une nécessité !

Maria Shriver : Votre livre Plaidoyer pour les animaux déclare que la compassion pour tous les êtres est une obligation morale. Comment le fait de ressentir cette compassion améliore-t-il les relations d’un individu avec les autres et avec le monde qui l’entoure ?

Matthieu Ricard : La compassion n’est pas une denrée à distribuer de façon parcimonieuse comme de la nourriture. C’est une façon d’être, une attitude, une intention de faire le bien à ceux qui entrent dans notre sphère d’influence et d’alléger leur souffrance. Donc tout naturellement il en résulte que le fait d’aimer les animaux ne signifie pas aimer moins les êtres humains. En fait en aimant aussi les animaux on aime encore mieux les humains car notre bienveillance s’est accrue. Quelqu’un qui n’aime qu’une partie de l’humanité ne possède qu’une bienveillance appauvrie et fragmentaire.

Il est intéressant de noter les résultats obtenus suite à une étude menée par des neuroscientifiques : ces derniers ont réalisé des scanners des cerveaux de personnes omnivores, végétariennes et véganes en train de regarder des images de souffrances humaines et animales. Il s’est avéré que les aires du cerveau associées à l’empathie étaient activées de façon plus aiguë chez les végétariens et les véganes que chez les omnivores, et ce non seulement lors de la vision d’images de souffrances animales mais aussi pendant celle de souffrances humaines.

Nous avons fait des progrès immenses en termes de civilisation. Nous ne torturons plus les gens sur la place publique alors que c’était encore fréquent en Europe au 18ème siècle. Nous avons aboli l’esclavage et la torture – au moins selon les lois internationales. Il y a bien sûr encore beaucoup à faire sur le plan éthique. Nous accordons ainsi, à juste titre, une valeur infinie à la vie humaine, mais les animaux sont vus comme n’ayant pas de valeur intrinsèque, sauf sur un plan commercial ou lorsqu’ils sont considérés comme des outils ayant une tâche à accomplir. Nous sommes tout, ils ne sont rien. Notre système éthique ne sera pas cohérent tant que nous considérerons pas les membres des huit millions d’autres espèces comme nos concitoyens sur cette terre.

Maria Shriver : Vous dites que le bonheur est la compétence la plus importante dans la vie. Quelle serait la première étape pour les gens qui souhaitent devenir plus heureux ?

Matthieu Ricard : Le bonheur n’est pas simplement une succession d’expériences plaisantes. C’est une façon d’être résultant d’un ensemble de qualités humaines fondamentales comme la compassion, la liberté et la paix intérieures, la résilience, etc. Chacune de ces qualités est une capacité qui peut être cultivée au travers d’un entraînement de l’esprit, ainsi que d’actions et d’intentions positives. Parmi toutes ces qualités qui développent le bonheur, je suis convaincu que l’amour altruiste est la plus puissante.

Maria Shriver : Pourquoi est-il si important de souhaiter le bonheur d’autrui en plus du sien ?

Matthieu Ricard : Il est essentiel de souhaiter le bonheur d’autrui car la poursuite d’un bonheur égoïste est vouée à l’échec. Tout le monde y perd. En ne pensant qu’à « moi moi moi » tout au long de la journée, nous rendons non seulement notre vie misérable mais aussi celle des êtres qui nous entourent. En plus de cela, se percevoir comme des entités séparées capables de construire leur propre bonheur dans une petite bulle, c’est ne pas être en accord avec la réalité, et cela ne marchera pas.

À l’inverse, l’amour altruiste et la compassion font du bien aux autres, et ce sont les états mentaux les plus satisfaisants que nous pouvons expérimenter. Donc tout le monde y gagne, et la compassion fonctionne puisqu’elle est en accord avec la nature interdépendante de la réalité.

Maria Shriver : Quelles sont vos espérances pour le futur ?

Matthieu Ricard : Mon souhait est que nous nous transformions nous-mêmes pour mieux servir les autres. En dépit de tous les défis, de la confusion mentale et d’autre troubles qui affectent le monde, il est clair que la plupart du temps, les sept milliards d’individus sur cette planète, dans leur immense majorité, se comportent décemment les uns avec les autres, et ils aspirent à un monde meilleur. On pourrait appeler cela la « banalité du bien ».

Alors plutôt que de se décourager par rapport aux images décourageantes et aux comportements négatifs dont on entend parler ou que l’on observe autour de nous, nous devons faire l’effort d’accroître notre coopération, notre solidarité et notre sentiment de responsabilité universelle. En dépit de tout ce qui peut se passer de terrible, nous savons que la violence a décliné au cours des siècles.

Je souhaite tout spécialement que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour faire face aux défis environnementaux, car le sort de plusieurs milliards d’êtres, maintenant et pour l’avenir, est en jeu. C’est l’enjeu majeur du 21ème siècle. Alors travaillons ensemble sur ce problème de façon diligente et enthousiaste.

Cette interview a été initialement publiée sur www.mariashriver.com